« La saga GTA, un rĂȘve amĂ©ricain » (1/5). Braquages, bagnoles et humour noir : en vingt-sept ans, « Grand Theft Auto » est devenu lâincarnation mĂȘme du blockbuster vidĂ©oludique. Pourtant, la sĂ©rie Ă succĂšs est nĂ©e dâun projet sur lequel personne nâaurait misĂ©.
Grand Theft Auto VI (GTA VI), personne nâen doute, est le jeu vidĂ©o le plus attendu des dix derniĂšres annĂ©es. En dĂ©cembre 2023, avec 93 millions de « vues » en vingt-quatre heures, sa premiĂšre bande-annonce sâest imposĂ©e comme la vidĂ©o ayant fait le meilleur dĂ©marrage de lâhistoire de YouTube (hors clips musicaux). Les attentes des joueurs sont proportionnelles au succĂšs de son prĂ©dĂ©cesseur, GTA V (2013) : il sâest Ă©coulĂ© Ă 200 millions exemplaires, un record battu seulement par le phĂ©nomĂšne Minecraft. Mastodonte du divertissement, cette sulfureuse sĂ©rie de gangsters a pourtant des origines modestes, presque accidentelles, fruit dâun projet foutraque bricolĂ© par un petit studio Ă©cossais, bien loin des mĂ©tropoles amĂ©ricaines qui servent de dĂ©cor Ă lâaction.
Tout commence par des adolescents qui bidouillent des ordinateurs. La pratique nâavait rien dâinnocent pour Russell Kay en 1984, alors quâil frĂ©quente le club dâinformatique de Dundee, ville portuaire au nord dâEdimbourg : « Au dĂ©but, jây allais juste pour pirater des jeux vidĂ©o. Tout le monde commence comme ça ! », raconte-t-il au Monde quarante ans plus tard. AgĂ© de 16 ans, il y rencontre Steve Hammond, Mike Dailly et David Jones : « Rapidement, on sâest intĂ©ressĂ©s Ă la programmation et on sâest mis Ă coder nos propres jeux. » Quatre ans plus tard, David Jones rĂ©ussit Ă vivre de sa passion en Ă©coulant 20 000 exemplaires de son jeu de tir, Menace. Il en profite pour donner du travail Ă ses amis au sein de son studio, dâabord baptisĂ© Acme Software et ensuite DMA Design.
A lâĂ©tĂ© 1989, Russell Kay aperçoit sur les Ă©crans de ses compĂšres des personnages pixĂ©lisĂ©s Ă la drĂŽle de dĂ©marche. Il sâenthousiasme et les surnomme les « lemmings ». Peu Ă peu, la simple animation se transforme en un jeu de rĂ©flexion dans lequel il faut guider une cohorte de petits rongeurs anthropomorphes aux cheveux verts Ă travers des tableaux truffĂ©s dâobstacles. DĂšs sa sortie, en 1991, Lemmings suscite un engouement massif. En quelques annĂ©es, il sâĂ©coule Ă plus de 20 millions dâexemplaires, ce qui vaut au jeune David Jones le surnom de « Spielberg du jeu vidĂ©o ». Il investit dans du matĂ©riel de pointe, embauche une centaine de personnes et signe un juteux partenariat avec Nintendo. « Il avait la stature dâun PDG, alors que nous, le business ne nous intĂ©ressait pas du tout. On avait juste besoin de nouveaux jouets pour sâoccuper », se remĂ©more Russell Kay.
DĂ©veloppement chaotique
Grand Theft Auto doit tout Ă ce milieu particulier, au goĂ»t de lâexpĂ©rimentation et de la bidouille que cultive DMA Design en 1994. Keith Hamilton, rĂ©alisateur du jeu, se souvient : « Nous venions de terminer le troisiĂšme Lemmings, et Mike Dailly [lâun des ex-membres du club dâinformatique de Dundee] sâamusait avec un moteur de jeu quâil avait conçu. Il sâest rendu compte que sâil mettait la camĂ©ra au-dessus du joueur, ça donnerait un bon jeu de course dans lequel on circulerait entre des bĂątiments. » Avec quelques collĂšgues, Dailly se met Ă programmer des courses-poursuites oĂč lâon incarne alternativement policiers et voleurs dans un environnement urbain, avec son trafic routier et ses trottoirs encombrĂ©s de piĂ©tons, le tout Ă©voquant un circuit de petites voitures.
Mais le premier prototype peine Ă convaincre. Le joueur est assailli de messages Ă la moindre infraction routiĂšre, les piĂ©tons gĂȘnent la progression et le jeu « buggue » en permanence. « CâĂ©tait vraiment chaotique », concĂšde Keith Hamilton. Paul Farley, game designer embauchĂ© sur ce projet alors baptisĂ© en interne RaceânâChase, abonde : « Lors de mon premier jour de travail, jâai Ă©tĂ© trĂšs déçu. » Il est persuadĂ© que ce « jeu vieillot » sera responsable du premier Ă©chec commercial de DMA Design.
Parmi les cadres de BMG Interactive, censĂ© Ă©diter RaceânâChase, en dehors dâun certain Sam Houser, personne ne croit quâil soit possible dâen faire un succĂšs. Pourtant, au lieu dâabandonner le projet, DMA Design persĂ©vĂšre. Le studio est en bonne santĂ©, il peut se permettre dâoffrir la libertĂ© absolue et un « cocon » de protection Ă une Ă©quipe de jeunes dĂ©veloppeurs Ă la crĂ©ativitĂ© dĂ©bridĂ©e, sans trop savoir ce qui en ressortira. « Nous Ă©tions jeunes et inexpĂ©rimentĂ©s, mais il y avait parmi nous de forts tempĂ©raments et des talents complĂ©mentaires », dĂ©crit Paul Farley.
BientĂŽt un constat sâimpose, comme une Ă©vidence : « Personne ne voulait jouer les policiers », reconnaĂźt Keith Hamilton, le seul Ă conduire prudemment dans la ville virtuelle. DĂšs lors, lâattention des dĂ©veloppeurs se porte sur les dĂ©linquants. Et si lâon pouvait voler nâimporte quel vĂ©hicule ? Ecraser les passants au lieu de les Ă©viter â et mĂȘme marquer des points comme ça ? RĂ©aliser des contrats pour la mafia ? Voir la rĂ©ponse des forces de lâordre sâintensifier en fonction de la gravitĂ© de ses mĂ©faits ? Les trouvailles sâempilent dans le dĂ©sordre le plus total. Le produit final reflĂšte le foisonnement crĂ©atif de sa gestation, juge Keith Hamilton : « On y retrouve Ă©normĂ©ment dâidĂ©es diffĂ©rentes qui sâentremĂȘlent. CâĂ©tait un dĂ©fi de rendre tout cela cohĂ©rent. » Un jour, un bug de lâintelligence artificielle rend les voitures de police furieuses : la partie devient encore plus drĂŽle. Au fil des mois, tels des savants fous enfermĂ©s dans leur laboratoire, ils expĂ©rimentent. Plus le joueur a de libertĂ©, plus leur monde miniature se montre imprĂ©visible et « fun ».
Merci pour lâarticle !