Nouvelle saison. Le premier jeudi, c’est procĂšs de flics Ă  Bobigny. Chaque mois, « Les Jours » observent comment sont jugĂ©s les policiers accusĂ©s de transgresser la loi.


À 13 heures, jeudi 5 septembre, la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, est remplie de journalistes. Tous s’y pressent pour assister au procĂšs des policiers de la Brav-M, la brigade de rĂ©pression de l’action violente motorisĂ©e, qui comparaissent pour « violences par personnes dĂ©positaires de l’autoritĂ© publique » et « menaces de violences ». Les faits remontent au 20 mars 2023, en marge des manifestations nocturnes contre la rĂ©forme des retraites, lorsqu’une unitĂ© de la brigade interpelle Ă  Paris un groupe de sept jeunes. Sur l’enregistrement discrĂštement effectuĂ© par l’un d’eux, on entend une succession d’insultes, de remarques racistes, de provocations, de menaces. Se distingue Ă©galement le bruit sourd de deux claques assĂ©nĂ©es Ă  Souleyman, un Tchadien de 23 ans particuliĂšrement ciblĂ© par les policiers – il est partie civile au procĂšs. Puis la voix d’un fonctionnaire : « Tu commences Ă  bĂ©gayer. T’en reveux peut-ĂȘtre une, que je te remette la mĂąchoire droite ? » Avant lui, un autre s’était vanté : « On en a cassĂ© des coudes et des gueules, et toi, je t’aurais bien pĂ©tĂ© les jambes. »

À l’issue de l’enquĂȘte, deux membres de la Brav-M ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s devant la justice. Petit hic : ils Ă©taient dix prĂ©sents ce soir de mars 2023. AriĂ© Alimi, l’avocat de deux des jeunes, dont Souleyman, a dĂ©posĂ© en leurs noms des citations directes pour l’ensemble des policiers identifiĂ©s. L’affaire est donc renvoyĂ©e au jeudi 3 avril 2025, toujours devant la 14e chambre de Bobigny, avec des motifs dĂ©sormais Ă©largis Ă  « violences Ă  caractĂšre racial et sexiste » et « agressions sexuelles », dĂ©noncĂ©es lors des palpations. Pour le dossier suivant, la salle s’est vidĂ©e. Peut-ĂȘtre paraĂźt-il plus banal : un jeune homme accuse deux policiers de l’avoir frappĂ© et Ă©tranglĂ© Ă  Villepinte, en Seine-Saint-Denis. Renvoi lĂ  aussi, au 6 mars 2025 cette fois. Encore un jeudi.

Pour cause, tous les premiers jeudis de chaque mois depuis une dĂ©cennie, la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny se penche sur des dossiers impliquant des « PDAP », pour « personnes dĂ©positaires de l’autoritĂ© publique », en jargon dans le texte. ConcrĂštement, dans ces procĂšs, les prĂ©venus sont des fonctionnaires de police basĂ©s en Seine-Saint-Denis, l’un des dĂ©partements les plus pauvres de France, oĂč prĂšs de 5 000 forces de l’ordre sont en poste. Au menu de ces audiences mensuelles : violences volontaires, trafics, faux en Ă©criture publique
 Si certaines affaires font la une des mĂ©dias, bon nombre n’attirent pas foule, exceptĂ© parfois quelques curieux et, souvent, des collĂšgues en civil venus au soutien des mis en cause. DĂ©sormais, il y aura aussi Les Jours, qui seront prĂ©sents chaque mois dans cette chambre, afin de rendre compte de la façon dont la justice juge ces policiers accusĂ©s de transgresser la loi qu’ils sont censĂ©s faire respecter.

###Le parquet de Bobigny examine chaque année 300 à 350 dossiers concernant des policiers, dont « une grande majorité » est classée sans suite

Jusqu’à sa retraite en juillet dernier, c’est le procureur adjoint LoĂŻc Pageot qui a requis dans ces affaires. Lors d’un entretien accordĂ© à Mediapart au dĂ©but de l’étĂ©, il pointait du doigt la « formation parfois lĂ©gĂšre » et « l’encadrement hiĂ©rarchique [
] effiloché » de ces policiers, souvent jeunes et affectĂ©s en Seine-Saint-Denis « à leur corps dĂ©fendant » : « Cela conduit parfois Ă  des rĂ©actions brutales, inappropriĂ©es, illĂ©gitimes. Quand une interpellation est difficile, avec quelqu’un de rĂ©calcitrant, il y a une tendance Ă  ne pas savoir se maĂźtriser. Une fois que la personne est arrĂȘtĂ©e et menottĂ©e, on voit des coups qui n’ont pas lieu d’ĂȘtre. »

Le parquet de Bobigny examine chaque annĂ©e 300 Ă  350 dossiers concernant des « PDAP », dont « une grande majorité » est classĂ©e sans suite, d’aprĂšs LoĂŻc Pageot. Le nombre d’affaires qui arrivent effectivement sur le pupitre des juges de la 14e chambre, comme celui des condamnations, ne nous ont pas Ă©tĂ© communiquĂ©s. Les seuls chiffres disponibles en la matiĂšre sont nationaux et remontent Ă  la pĂ©riode 2016-2021. En cinq ans, le nombre de policiers et gendarmes mis en cause est passĂ© de 534 Ă  836, dont plus du tiers sont en Seine-Saint-Denis. En 2021, 17,5 % d’entre eux ont Ă©tĂ© poursuivis devant la justice et, parmi ces derniers, 60 % ont Ă©tĂ© condamnĂ©s.

À Bobigny, les affaires parviennent aux oreilles du parquet grĂące aux plaintes dĂ©posĂ©es par des usagers, aux signalements hiĂ©rarchiques ou Ă  ceux de fonctionnaires tĂ©moins des comportements dĂ©lictuels de leurs collĂšgues. « DĂšs qu’on a une connaissance d’une situation, parfois par la presse, parfois par les rĂ©seaux sociaux, on ouvre trĂšs vite des enquĂȘtes », complĂšte auprĂšs des Jours Éric Mathais, le procureur du tribunal de Bobigny. Les cas les plus graves sont confiĂ©s Ă  l’Inspection gĂ©nĂ©rale de la police nationale (IGPN), les autres Ă©choient au service de dĂ©ontologie et de soutien aux effectifs de la PrĂ©fecture de police. Le procureur adjoint dĂ©cide ensuite de leur renvoi, ou non, devant la 14e chambre. « Il faut, comme toujours, que l’on soit le plus Ă©quilibrĂ© et le plus neutre possible », prĂ©cise Éric Mathais, conscient des critiques Ă  double sens qui ciblent le parquet et la 14e chambre : certains, comme les syndicats de police, sont persuadĂ©s qu’ils mangent du poulet Ă  toutes les sauces quand d’autres dĂ©noncent une trop grande clĂ©mence.

« Ce serait stupide de dire qu’une chambre est anti ou pro-flics, tranche Laurent-Franck LiĂ©nard, avocat spĂ©cialisĂ© depuis un quart de siĂšcle dans la dĂ©fense des policiers et gendarmes mis en cause. On peut dire que c’est une chambre qui travaille. Les temps d’audience sont extrĂȘmement longs, ce sont des magistrats qui ne se mĂ©nagent pas. Sur la teneur des dĂ©cisions, il y en a qui nous satisfont et d’autres pas. » Pour Me LiĂ©nard, les magistrats nĂ©cessiteraient cependant d’ĂȘtre mieux formĂ©s au travail de police au quotidien et sur le terrain. Selon lui, impossible de bien juger si l’on ne sait pas, par exemple, comment l’on doit menotter un interpellé : « Cela suppose que les magistrats se reposent soit sur une estimation soit sur les experts, or ce n’est pas aux experts de juger. »

J’ai un peu de difficultĂ©s Ă  avoir une chambre spĂ©cialisĂ©e dans ce domaine. Pour moi, cette spĂ©cialisation a vocation Ă  protĂ©ger les fonctionnaires de police.

AriĂ© Alimi, avocat qui reprĂ©sente ceux qui accusent les forces de l’ordre

À l’inverse, AriĂ© Alimi reprĂ©sente ceux qui accusent les forces de l’ordre. S’il salue aussi le travail sĂ©rieux des magistrats, son avis sur la 14e est, sans surprise, radicalement diffĂ©rent : « J’ai un peu de difficultĂ©s Ă  avoir une chambre spĂ©cialisĂ©e dans ce domaine. Pour moi, cette spĂ©cialisation a vocation Ă  protĂ©ger les fonctionnaires de police. Cela ne veut pas dire qu’il ne va pas y avoir de condamnations mais le simple fait qu’il y ait une audience spĂ©cifique ne va pas dans le sens d’une Ă©galitĂ©. »

Dans le viseur de l’avocat, les fourches caudines d’un parquet qui, assure-t-il, ne poursuit pas assez et pas toujours pour l’ensemble des faits reprochĂ©s. Me Alimi en veut pour preuve le dossier de la Brav-M dans lequel il a dĂ» dĂ©poser des citations directes visant l’ensemble des policiers prĂ©sents le 20 mars 2023. « Un parcours du combattant pour les victimes », dĂ©plore-t-il. L’an passĂ©, dans l’affaire de la brigade territoriale de contact de Pantin que nous avions rĂ©vĂ©lĂ©e, Les Jours aussi s’étaient Ă©tonnĂ©s que les deux tiers de la cinquantaine de faits reprochĂ©s par l’IGPN aux mis en cause aient Ă©tĂ© envoyĂ©s aux oubliettes.

LoĂŻc Pageot s’en Ă©tait expliquĂ© Ă  l’audience : « Je ne peux requĂ©rir que sur des preuves, pas des rumeurs. Mais je ne suis pas dupe. » Il prĂ©cisera plus tard auprĂšs de Mediapart : « Parfois, et c’est frustrant, je classe des procĂ©dures en Ă©tant sĂ»r que ça s’est passĂ©. Mais je ne suis pas en mesure d’en apporter la preuve. C’est une exigence fondamentale et les magistrats doivent tous y veiller. On ne condamne pas au bĂ©nĂ©fice du doute. » Depuis la rentrĂ©e, LoĂŻc Pageot a Ă©tĂ© remplacĂ© par Fanny Bussac, dont la premiĂšre audience s’est tenue le 5 septembre.

Ce jeudi-lĂ , une seule affaire a Ă©tĂ© jugĂ©e. Et s’avĂšre vite particuliĂšrement confuse. Elle se dĂ©roule en 2019, lorsque Amir ressort de sa garde Ă  vue avec une cĂŽte fracturĂ©e et un pneumothorax. Il dĂ©pose plainte et reconnaĂźt un des policiers sur planche photographique. Celui-ci, un costaud d’une trentaine d’annĂ©es pour une centaine de kilos, comparaĂźt donc pour « violences volontaires par PDAP ayant entraĂźnĂ© une incapacitĂ© de travail supĂ©rieure Ă  huit jours ». Vingt-et-un en l’espĂšce.

En avril 2019, Amir se retrouve au commissariat d’Aubervilliers, dans la nuit et Ă  la suite d’un signalement pour violences conjugales de sa compagne. En l’absence de celle-ci au rendez-vous fixĂ© au lendemain, les policiers classent l’affaire dans la matinĂ©e. Peu avant midi, cette femme se rend toutefois dans leurs locaux : elle a reçu des menaces tĂ©lĂ©phoniques de la part d’Amir
 pourtant toujours en garde Ă  vue. Fins limiers, les fonctionnaires percutent que le bonhomme a dĂ» cacher son tĂ©lĂ©phone lors de la fouille. À partir de lĂ , les versions divergent.

D’aprĂšs Amir, trois gardiens de la paix le sortent de sa cellule, cassent le portable qu’il a effectivement conservĂ© et le frappent jusqu’à lui briser une cĂŽte. Selon le policier prĂ©venu, la rĂ©alitĂ© paraĂźt plus simple : « On ouvre la porte, on demande le tĂ©lĂ©phone, on le prend et voilĂ . AprĂšs, l’officier de police judiciaire lui fait signer le procĂšs-verbal de fin de garde Ă  vue et monsieur sort du commissariat, c’est tout. Je ne conteste pas qu’il y ait des blessures, mais il ne s’est rien passĂ© au commissariat. » Quelques minutes aprĂšs sa sortie, Amir appelle pourtant sa compagne, ce qu’elle confirme, pour la prĂ©venir : « T’es contente ? Ils m’ont frappĂ©, je sais que c’est toi qui leur as dit que j’avais le tĂ©lĂ©phone. »

ProblĂšme : les procĂšs-verbaux relatifs Ă  sa garde Ă  vue sont truffĂ©s d’horaires incohĂ©rents, qui rendent incomprĂ©hensible le dĂ©roulĂ© des faits. Quant aux camĂ©ras du commissariat, elles Ă©taient en panne. Pour ne rien arranger, les versions d’Amir Ă©voluent au fil de l’enquĂȘte. Il dĂ©signe d’abord un policier absent ce jour-lĂ , identifie finalement les bons, dit qu’il y en a deux, puis trois, parle de gifles puis de coups de poing. À l’audience, il paraĂźt tout aussi confus.

###Le policier poursuivi pour violences connaĂźt dĂ©jĂ  la 14e de Bobigny
 Il avait frottĂ© une porte d’appartement avec du shit pour que le chien renifleur s’arrĂȘte devant

À l’image d’un dossier mal ficelĂ© de bout en bout. La magistrate interroge ainsi le prĂ©venu quant Ă  la procĂ©dure pour violences conjugales visant Amir, trop vite classĂ©e sans suite Ă  son goĂ»t : « Je trouve un peu surprenante cette dĂ©cision de classer. Il y a des menaces et des appels, pourquoi votre supĂ©rieur n’appelle-t-il pas le parquet pour rectifier le classement sans suite ? Est-ce parce que ce monsieur a gardĂ© son tĂ©lĂ©phone et que c’est un peu gĂȘnant d’expliquer qu’il a menacĂ© madame depuis sa cellule de garde Ă  vue ? Donc on classe et puis on met monsieur dehors. C’est une hypothĂšse ? » Le policier ne sait plus, ce n’est pas lui qui dĂ©cide.

En poste en Seine-Saint-Denis depuis plusieurs annĂ©es, ce fonctionnaire est dĂ©jĂ  passĂ© devant la 14e de Bobigny. En mai 2023, il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  trois mois de prison avec sursis pour modification de l’état des lieux d’un crime. Lors d’une descente sur un point de deal, son Ă©quipe est alors persuadĂ©e que de la drogue se trouve dans un appartement prĂ©cis, devant lequel leur chien renifleur ne s’arrĂȘte pas. Sur les conseils d’un supĂ©rieur hiĂ©rarchique, dit-il, notre policier dĂ©cide d’en frotter la porte avec un morceau de shit pour que le chien marque l’arrĂȘt, signal qu’ils peuvent y pĂ©nĂ©trer.

« J’ai reconnu les faits, j’étais fatiguĂ©, soupire-t-il.

Oui enfin, ce n’est pas un oubli de fatigue. On touche Ă  la vĂ©ritĂ©, là », rĂ©torque la juge.

La procureure adjointe Fanny Bussac note Ă  son tour que le prĂ©venu « prĂ©sente un rapport assez particulier Ă  la vĂ©rité ». Pour elle, « la mĂ©canique des Ă©lĂ©ments objectifs Ă©tablit une chronologie » qui plaide en faveur d’Amir : les violences conduisant Ă  ses blessures se sont bien dĂ©roulĂ©es en garde Ă  vue, estime-t-elle, commises par le prĂ©venu. Fanny Bussac requiert contre lui « six Ă  huit mois » de prison avec sursis. Elle ne sera pas suivie par le dĂ©libĂ©rĂ© des juges : « Il s’est peut-ĂȘtre passĂ© quelque chose, mais il y a beaucoup trop de zones d’ombre, de contradictions, pour que [le policier] soit dĂ©clarĂ© coupable. Il est donc relaxĂ©. » À la fin de l’audience, les magistrates se saluent. Elles se revoient dans un mois. Nous aussi.